PAUL VIRILIO

UTOPIES



Depuis plusieurs années vous avez dénoncé une forme de désintégration du réel associé au développement des technologies. En ce sens le terme de l'"utopie"signifierait qu'il y a "déréalisation du monde", disparition de la notion même de lieu ?

Paul Virilio: en fait les deux termes à associer et à rapprocher sont "utopie" et "atopie", c'est à dire simultanément absence de topos et topos imaginaire. La conquête de l'espace pose la question de la perte du référent "sol" et du référent "terre" comme un phénomène technique et politique majeur: la révolution scientifique a eu pour bénéfice de provoquer la révolution des transports, c'est à dire la perte du rapport au sol et du rapport à l'horizon. Ce qui a commencé avec la machine à vapeur, le train , puis le transport aérien, s'est poursuivi avec la vitesse de libération, c'est à dire la possibilité de mettre l'humain en orbite .C'est là où je situe l'atopie, alors que l'utopie des utopistes , celle de Moore ou de Campanella est aujourd'hui tombée du côté de la science .L'utopie est du côté de la génétique et du clonage, c'est l'utopie eugéniste, celle de Galton, celle de Mengele et des camps de concentration qui sont des camps génétiques.

Vous considérez l'atopie comme phénomène positif .

Oui c'est un phénomène de transport, c'est la conquête de l'espace, les premiers pas sur la lune, les robots , la station Mir et Pathfinder sur Mars. Dans mon travail sur la vitesse, j'ai relié à l'objet -qui donne l'objectivité- et au sujet -qui donne la subjectivité- le trajet qui donne la trajectivité. Travailler sur la vitesse , c'est travailler sur le trajet , une notion propre à la révolution des transports et à la révolution des transmissions. Le trajet n'est plus celui du nomade ou de Christophe Colomb, c'est celui vers l'outre-monde, celui de l'émancipation terrestre, de la conquête de la vitesse maximum, la vitesse de libération . Cette libération du corpus territorial s'apparente pour moi à un phénomène de mutation de l'espèce. Cela fait partie de l'histoire de l'espèce au même titre que les grandes migrations préhistoriques qui ont amené le peuplement de la terre. Aujourd'hui s'esquisse la possibilité d'envoyer l'espèce humaine dans le cosmos à la recherche d'un nouveau monde. Cette atopie est la grande révolution du XX° siècle . Inversement l'utopie est un phénomène négatif très inquiétant parce qu'il suppose le dépassement de l'humanité, une espèce humaine améliorée, un surhomme. Ce n'est plus l'utopie comme projet d'un monde meilleur, mais d'un être meilleur. C'est celle d'un être qui se produit lui même, celle de l'industrialisation du vivant à travers le contrôle de la carte du génome humain. C'est la pire utopie qui soit puisqu'elle ne concerne plus le socius mais la personne. L'utopie pour un monde meilleur avait apporté les catastrophes que l'on sait à travers le nazisme et le stalinisme. On imagine ce que sera l'utopie qui prétend modifier l'être dans son essence, comme cela se prépare déjà avec les aliments transgéniques, le clonage des animaux et demain celui de l'être vivant ...

Vous avez souvent souligné que la déréalisation du monde allait forcément de pair avec la disqualification du réel.

Il n'y a jamais eu d'acquis sans perte. Chaque fois qu'il y a eu performance dans un domaine , on a perdu ce qui précédait . Quand on a acquis la vitesse du train, on a perdu la vitesse du cheval -qui a été dès lors limité aux hippodromes et à quelques spectacles hippiques -.Avec l'invention de l'avion supersonique, le paquebot devient navire de croisière et l'Océan une grande poubelle . C'est aussi ce qui se passe pour l'escalier - la plus belle conquête de l'architecte, qui devient escalier de secours... après l'invention de l'ascenseur. Je crains que nous ayons de la même façon bientôt un monde de secours , disqualifié en tant que réalité au bénéfice d'un monde totalement fabriqué par la technologie, un monde "supérieur" mais désaffecté , dépourvu de toute poésie. Le propre de la technique c'est de masquer sa perte. Je suis un passionné de la technique mais je pense qu'on ne peut la faire progresser qu'en analysant ce qui est perdu , surtout au moment où les techniques ne concernent plus seulement une partie du monde mais s'appliquent au monde entier avec la globalisation.

Serions nous aussi en passe de "perdre" notre corps ?

Toutes les technologies actuelles remettent le corps en cause , mais c'est dans le théâtre et la danse que cette remise en cause est fondamentale . Tous les autres arts sont des phénomènes virtuels : un portrait est la figuration virtuelle d'un être, toute comme une photographie, et a fortiori un avatar électronique . Or la danse et le théâtre travaillent avec le corps réel. On peut danser avec une image sur un écran, la force de la danse reste toujours sa présence réelle, c'est la présence physique qui s'apparente à la séduction au sens sexuel du terme, celle qui nous fascine chez Depardieu, Gabin ou Beth Davis. .Cette présence propre au théâtre et à la danse a une telle force qu'elle émane sans intermédiaire , à travers simplement le geste , la voix, le corps. Aujourd'hui, la capacité de transférer à distance les sens, la vue, l'olfaction, l'audition, le toucher font que la virtualisation du corps risque de contaminer aussi ces deux derniers arts du théâtre et de la danse . Quand des chorégraphes comme les Corsino font danser des avatars, le virtuel n'est peut être plus à partir de là un progrès mais une tentative impérialiste d'élimination du corps. La nature du théâtre et la nature de la danse sont là contestés par les techniques numériques et les techniques du spectre. Quand une technique veut éliminer intégralement la matérialité , ce n'est plus une technique, c'est un impérialisme , une tyrannie. Or le propre de la technique aujourd'hui c'est de ne plus savoir où sont les limites . Ces techniques sans limite sont devenues catastrophiques puisqu'elles ne visent pas le perfectionnement comme elles le prétendent mais bien la substitution et l'élimination du modèle.

Comment peut-on expliquer vous cette dérive ? Les hommes ont donc aussi perdu la raison ?

Il y a derrière ce phénomène une puissance économique incomparable . Les nouvelles technologies qui ont vocation à la mondialisation sont donc promues à coups de millions de dollars . Devant un phénomène de propagande publicitaire à une telle échelle, rien ne peut résister. Il y a trop d'argent dans la promotion pour qu'une critique naturelle, qu'une résistance qui ferait normalement partie du progrès puisse s'exercer. C'est un phénomène de conditionnement de l'opinion publique qui est plus conditionné par la publicité que par les media .

Pour revenir au concept d'utopie, celui ci face à la situation extrême que vous décrivez semble de toute façon inopérant. Il n'y a plus de place dans ce contexte pour un récit, voire pour un auteur .

La aussi il y a une perte . L'auteur n'est plus l'inventeur, l'ingénieur, le programmeur de logiciel , mais le patron de l'entreprise: Bill Gates, programmeur est devenu patron. "L'autorité" au sens de l'auteur et de la propriété intellectuelle sont passés de l'échelle du "producteur-artiste, "ingénieur-créateur à l'échelle du "producteur-grand patron". C'est la logique du builder et de l'oligopole mais avec des conséquences incomparables . Ford ne vendait que des voitures, aujourd'hui ce qui est vendu ce sont des processus de conditionnement , logiciels, systèmes d'information et de communication qui provoquent de nouveaux rapports sociaux. Sorte de "deus ex machina" , le patron d'entreprise est l'hyper-créateur par sa puissance économique et simultanément le vrai créateur , l'ingénieur ou l'inventeur de logiciel disparaît dans l'anonymat de Microsoft ou de Microsystème....

Pour qu'il y ait réapparition de l'utopie, il faudrait sans doute qu'il y ait rupture critique , ce qui vous parait simplement impossible.

En effet puisque cette puissance de conditionnement considère la critique comme un sabotage. Le "politiquement correct "des nouvelles technologies bloque toute capacité évolutive d'un processus qui avance sans réserves et sans doutes. Pour être croyant, il faut douter. Celui qui croit tout n'est pas un croyant mais un abruti . Cette dimension de la" foi " du "new age" , cette sorte de religion paienne de la grande communication , l'idée même d 'un cerveau collectif, d'un mythe de Babel sont insupportables . Mais de qui se moque t'on ? La propagande industrielle sur les nouvelles technologies va contre le progrès social de son utilisation. Dans le cadre des sociétés anglo-saxonnes et démocratiques où se développent les nouvelles technologies , ce n'est pas la liberté d'expression qui est interdite, mais la liberté d'interprétation qui permet la critique. Quand la critique disparaît, le conditionnement et la tyrannie commencent. Il y avait eu des tyrannies idéologiques, des tyrannies militaires , mais on ne connaissait pas jusqu'alors la tyrannie de l'idéologie, l'infowar par le contrôle de l'interprétation. Ce qui se joue en ce moment est redoutable pour l'avenir.

Il n'y aurait ainsi plus de possibilité de choix



Les sciences sont devenues "positives" le jour où l'on a admis l'expérimentation. Quand Galilée fait des expériences sur les plans inclinés, ou quand il fait tomber des boulets de canon depuis la Tour de Pise, il y a expérience , prise de risque et évaluation . Or désormais les expériences industrielles et scientifiques sont liées à des statistiques. Il ne s'agit plus d'un coup, d'un test, mais d'un enchaînement systémique qui échappe à l'interprétation du scientifique ou du savant pour entrer dans l'ordinateur . En devenant statistique par la numérisation l'expérience échappe à l'intelligence de l'individu . Newton avec sa pomme c'est "cosa mentale" ; tel un poète, il interprète la scène. Un système statistique interdit l'interprétation et par voie de conséquence le conditionnement de l'opinion est irréversible. Il n'y a aucune possibilité alternative. Un "oui mais" serait considéré comme régressif.

Or à la suite des utopies philosophies et politiques, on est bien dans l'époque des utopies tecnoscientifiques. . Les utopies politiques ont produit des situations "délirantes, c'est "la République" de Platon, ce sont les utopies religieuses, les purs, les Cathares qui prônent jusqu'au suicide . Ces situations "délirantes " se retrouvent aujourd'hui dans l'utopie tecnoscientifique à laquelle on refuse de croire parce qu'on n'a pas l'habitude. On a trop de respect pour la rationalité scientifique; en fait ce n'est pas un moratoire pour les plantes transgéniques et les organismes génétiquement modifiés qu'il faut lancer maintenant c'est un moratoire pour la science; Si l'on accumule le nucléaire, Tchernobyl, la pollution industrielle, le transgénique et le clonage, inévitablement la question d'un moratoire sur la science se pose.

Le plus surprenant est la démission et le silence du politique.

Les utopies politiques sont des utopies collectives qui concernent la société . Je n'ai jamais été communiste mais je comprends pourquoi l'utopie communiste , qui promettait un monde meilleur a eu tant de succès. Aujourd'hui il ne peut y avoir d'utopie politique. Le politique c'est l'art des masses, au sens des peuples , des groupes de classe, des tribus, or notre époque est celle de l'individualisme et du commando solo; la technologie du libre échange et du libéralisme développe l'individualité et la solitude . Le dépassement de l'utopie politique s'exprime donc plus par la technique que par la société. La dernière guerre qui s'achève est symptomatique , c'est la guerre d'une société en atopie, menée sans mettre un homme sur le terrain : c'est une situation de déterritorialisation et de déréalisation de la guerre correspondant aussi à une situation de dépolitisation.. Cette dernière guerre hyper-technologique menée avec des drones et des cruise-missiles non seulement s'est effectuée sans contact au sol, mais sans tenir compte de la souveraineté du pays attaqué. Milosevic- loin de moi l'idée de le défendre- n'avait envahi personne et c'est au nom des droits de l'homme qu'a été remis en cause le principe de souveraineté nationale ce qui constitue un événement utopique extraordinaire et qui n'avait jamais eu lieu. Au nom de l'individualisme, on a fait la guerre à un homme et non à un peuple

L'utopie passe à travers la structure politique qui nait sous nos yeux. Tout est actuellement remis en question parce que tout est en décomposition : on décompose aussi bien les unités politiques et les unités nationales que l'on décompose le corps à travers le génome humain et l'établissement de la carte qui servira à le reproduire. Il s'agit d'un phénomène scientifique d'analysis et de dissolution comme l'est la vivisection ou l'autopsie, autant de procédures qui sont favorisées par les nouvelles technologies.

Il est difficile dans ces conditions d'imaginer ce que pourrait être le monde dans les années à venir.

Ce que je redoute le plus c'est l'enfermement : à côté de l'écologie verte , qui est la pollution des substances -bien avancée- de l'air , de l'eau, de la faune et de la flore -il y a l'écologie grise , la pollution des distances. C'est là que l'on retrouve avec la révolution industrielle , le "trajet" qui réduit le monde à rien. Des voitures aux super et aux hypersoniques , sans parler de la vitesse de libération , on ne peut pas nier que d'ici deux ou trois générations, l'individu naissant se sentira dans un monde forclos : le monde ayant rétréci au niveau de l'espace-temps , il se dégagera un sentiment d'enfermement et de claustrophobie insupportables . Quand il suffira d' une demi-heure pour aller à Tokyo dans un monde " live" et en téléaction, où chacun sera présent immédiatement à l'autre , comment cela ne développerait il pas inévitablement un sentiment de claustration insupportable.

En tant qu' urbaniste et professeur d'architecture, je suis convaincu que les échelles et la proportion font partie de l'écologie. L'homme ne fait pas dix mais 1,80 mètre de haut et son être est lié à ces proportions . Pour les architectes c'est le Modulor , l'homme vitruvien. Les proportions ne sont pas simplement ergonomiques mais aussi spatio-temporelles : elles concernent l'espace-temps dans lequel vit l'homme. Si demain le monde se réduit non pas dans ses dimensions réelles mais dans ses dimensions spatio-temporelles à travers les transports et les transmissions , la ville monde et son enfermement créeront une proximité redoutable et haineuse. J'imagine inévitable que se produisent des phénomènes suicidaires et je ne sais pas jusqu'à quel point les phénomènes d'hyperviolences des villes ne le sont pas déjà.

Vos conclusions sont "orweliennes" , résolument pessimistes.

Parce que les autres ne le font pas , et que parler avec ce sentiment de réalité est interdit .Mais ce que nous décrit le cinéma est bien plus atroce encore qu'il s'agisse de Cronenberg, de Peter Weir ou de Blade Runner, tous ces films décrivent terreur et apocalypse, Je suis un dramaturge et pas un comique , je l'admets . Au théatre, il y a Labiche et Molière, Shakespeare et Sophocle. Je suis plutôt du côté de Shakespeare , c'est ma tonalité, ce qui n'est pas désespérant. Le jour où tout le monde sera obligatoirement positif on sera vraiment dans Orwell, !

Bill Gates prédit que 50% des américains travailleront dans l'informatique d'ici quelques années.

Est ce qu'ils travailleront ? Demain pour travailler ou programmer il faudra être prix Nobel . Quant au matériel il sera autoproduit par les ordinateurs. La encore on masque la réalité. Ce qui est sur c'est que l'information dominera l'énergie et l'automobile. L'information est la matière de l'avenir . La matière est composée de trois dimensions: la masse, l'énergie et l'information. Si l'on faisait l'histoire des masses ont trouverait aussi bien la construction des villes et des remparts que les armées et la production de masse. ; dans l'histoire de l'énergie, il y aurait la révolution moderne, l'hydraulisme la machine à vapeur et l'électrification . L'information est associée à la masse et à l'énergie . La révolution de l'information qui fonctionne avec la masse et l'énergie , détermine désormais les événements mutationnels de la vie en société



Interview recueillie par Odile Fillion

Copyright Les Villages 1999.